La démocratie aux prises avec le gouvernement électronique
Texte produit en réponse à une question posée par Communautique sur ce que je considère, personnellement, comme le principal défi du développement du gouvernement électronique.
De plus en plus, les rapports entre les citoyens, l’Administration publique et l’État sont médiatisés par le maniement d’objets appelés « informations » (formulaires, dossiers, relevés, avis, lettres, etc.). Un maniement lui-même effectué de plus en plus à l’aide de dispositifs automatiques (ordinateurs, sites web interactifs, services téléphoniques automatisés). Nous ne sommes qu’au tout début de cette informatisation.
Or, cette matérialisation et cette automatisation permettent une régulation de ces rapports d’une efficacité sans précédent dans l’Histoire.
Songeons seulement à combien il est devenu aisé pour l’État chinois de contrôler et de moduler, en temps réel, l’accès d’un milliard de citoyens au contenu du Web selon ses exigences propres, les besoins de différentes catégories de citoyens (élite politique, professions intellectuelles et techniciennes, simples citoyens, etc.) et l’évolution de la conjoncture.
Une si grande efficacité pose plusieurs défis aux sociétés démocratiques.
Sur le plan pratique, elle exacerbe le problème de l’adéquation des normes légales aux situations particulières. En effet, les conditions, histoires et trajectoires de vie des citoyens sont de plus en plus diversifiées dans des sociétés également de plus en plus plurielles et complexes. Or, contrairement au texte de loi ou règlement qui peut rester plus ou moins sans effet ou au fonctionnaire qui peut exercer une certaine discrétion dans son application, la machine applique systématiquement et impitoyablement les règles inscrites dans son programme ou ses entrailles, indifféremment des conséquences. La délégation, totale ou partielle, de l’application de normes à des machines exige donc des régulateurs (législateurs, ministres ou administrateurs) une connaissance considérablement plus fine des réalités vécues par les citoyens. Une quête difficile à réaliser sans la contribution, précisément, du plus grand nombre de ces citoyens à qui, en démocratie, on reconnait le droit d’avoir leur mot à dire sur l’édiction des normes et le développement des services qui leur sont destinés.
Or, la participation des citoyens peut être entravée par plusieurs facteurs qui posent eux-mêmes autant de défis. Notons-en deux ici.
Premièrement, l’usage intensif d’informations fait que la régulation devient, moins l’expression de principes universels intemporels (ex. : « Tu ne tueras point ») que l’édiction d’ensembles de prescriptions ad hoc visant l’atteinte d’objectifs transitoires. Songeons, par exemple, aux normes relatives au maintien ou à la suspension automatiques d’un permis de conduire en fonction d’un système de points de démérite attribués à différents comportements pouvant varier selon l’évolution des statistiques sur la sécurité routière.
Ou encore, à l’établissement automatique des franchises à payer pour l’assurance médicaments publique qui, comme la liste des médicaments couverts, peuvent être modifiés à loisir. Par exemple, ajuster par groupes démographiques (enfants, adultes, 65 ans et plus, prestataires de divers programmes de sécurité du revenu) en fonction, notamment, d’objectifs de santé publique déterminer à l’aide de bilan de santé globale des populations.
L’aptitude à débattre le foisonnement de prescriptions légales de ce type repose donc de plus en plus sur la capacité à accéder, traiter, vulgariser et comprendre quantités de statistiques et autres informations permettant de justifier ou non leur adoption.
Deuxièmement, ces prescriptions légales sont de plus en plus rédigées ou concrétisées par des informaticiens dans une langue incompréhensible au commun des mortels. Le débat de 2002 sur le projet Carte santé Québec à microprocesseur illustre bien l’impasse actuellement provoquée par un projet règlementaire dont l’essentiel des normes se trouve, non pas dans le texte du projet de loi soumis, mais dans le design de multiples dispositifs informatiques interreliés (cartes à microprocesseur, lecteurs de cartes, programmes de gestion de l’accès aux informations de santé ou aux services médicaux, bases de données, etc. – pour plus de détails, lire). Si dans l’État de droit démocratique nul ne peut ignorer la loi (et encore moins lorsqu’elle est mise en œuvre par des automates) et si l’obligation de subir implique le droit de savoir et d’avoir son mot à dire, on ne peut pas laisser ces nouvelles normes être rédigées dans un langage que seuls des machines ou des initiés peuvent lire.
Si on n’y prend pas garde, nous risquons de voir se creuser un déficit démocratique ainsi que vivre des dysfonctionnements fâcheux à plus ou moins grande échelle et des bris de confiance dans les rapports entre citoyens, Administration publique et État.
Pour paraphraser la formule de Claude Julien, ex-rédacteur en chef du Monde diplomatique, à ces maux de la démocratie et de la société de l’information, il y a un remède : encore plus de démocratie, et encore plus de capacité à manier des informations.
Concrètement, cela implique notamment de :
- apprendre collectivement à techniciser (ou informatiser) quelque peu le contenu de nos débats démocratiques et, inversement, à politiser une part processus de conception technique des dispositifs destinés à soutenir les interventions et services de l’État ;
- enseigner aux concepteurs informatiques à rédiger les normes informatisées dans un langage compréhensible et, réciproquement, enseigner aux citoyens et à leurs représentants à les lire et les discuter ; et
- assurer aux citoyens, non seulement l’accès à un maximum d’informations, mais également leur capacité à les traiter, comprendre et communiquer.
Ces devoirs démocratiques s’adressent autant à l’État, aux organisations publiques et privées qu’aux citoyens et constituantes de la société civile. Aujourd’hui, leur réalisation apparait particulièrement urgente dans le secteur de la santé et des services sociaux en cours d’informatisation.
Ces défis requièrent autant une adaptation de nos institutions démocratiques (incluant probablement la documentation à produire pour un projet de loi ou de règlement informatisé, l’établissement d’un bureau d’expertise-conseil au service des parlementaires et des citoyens) que le développement et la démocratisation d’une certaine culture informatique de base incluant autant des éléments de sciences de l’information (qu’est-ce que l’écriture, l’information), d’anthropologie sociale (quelles relations s’établissent entre les acteurs à travers le maniement d’objets informationnels) que de sociologie politique (comment l’information et l’informatique sont à la fois objets, enjeux et armes de conflits et comment ces derniers peuvent être résolus).
C’est à de telles conditions que la démocratie survivra, et même se développera plus avant, avec l’informatisation de l’État.
Nous offrons une discussion plus détaillée :
- sur ces défis et réponses dans Par delà de la vie privée, la maîtrise des citoyens sur leurs vies informatisées : Contribution à la Journée d’études sur les nouvelles technologies et l’éducation des adultes, organisée par le comité de travail Nouvelles technologies et éducation des adultes de l’Institut canadien d’éducation des adultes (ICEA), Montréal, 8 avril 2003 ;
- sur le rôle de l’informatisation dans la transformation du droit et des relations personnelles médiatisées par l’information : « L’informatique ordinatrice du droit et du procès d’information relatif aux personnes », Revue Technologies de l’information et Société, (1989) 1 : 35.
De plus en plus, les rapports entre les citoyens, l’Administration publique et l’État sont médiatisés par le maniement d’objets appelés « informations » (formulaires, dossiers, relevés, avis, lettres, etc.). Un maniement lui-même effectué de plus en plus à l’aide de dispositifs automatiques (ordinateurs, sites web interactifs, services téléphoniques automatisés). Nous ne sommes qu’au tout début de cette informatisation.
Or, cette matérialisation et cette automatisation permettent une régulation de ces rapports d’une efficacité sans précédent dans l’Histoire.
Songeons seulement à combien il est devenu aisé pour l’État chinois de contrôler et de moduler, en temps réel, l’accès d’un milliard de citoyens au contenu du Web selon ses exigences propres, les besoins de différentes catégories de citoyens (élite politique, professions intellectuelles et techniciennes, simples citoyens, etc.) et l’évolution de la conjoncture.
Une si grande efficacité pose plusieurs défis aux sociétés démocratiques.
Sur le plan pratique, elle exacerbe le problème de l’adéquation des normes légales aux situations particulières. En effet, les conditions, histoires et trajectoires de vie des citoyens sont de plus en plus diversifiées dans des sociétés également de plus en plus plurielles et complexes. Or, contrairement au texte de loi ou règlement qui peut rester plus ou moins sans effet ou au fonctionnaire qui peut exercer une certaine discrétion dans son application, la machine applique systématiquement et impitoyablement les règles inscrites dans son programme ou ses entrailles, indifféremment des conséquences. La délégation, totale ou partielle, de l’application de normes à des machines exige donc des régulateurs (législateurs, ministres ou administrateurs) une connaissance considérablement plus fine des réalités vécues par les citoyens. Une quête difficile à réaliser sans la contribution, précisément, du plus grand nombre de ces citoyens à qui, en démocratie, on reconnait le droit d’avoir leur mot à dire sur l’édiction des normes et le développement des services qui leur sont destinés.
Or, la participation des citoyens peut être entravée par plusieurs facteurs qui posent eux-mêmes autant de défis. Notons-en deux ici.
Premièrement, l’usage intensif d’informations fait que la régulation devient, moins l’expression de principes universels intemporels (ex. : « Tu ne tueras point ») que l’édiction d’ensembles de prescriptions ad hoc visant l’atteinte d’objectifs transitoires. Songeons, par exemple, aux normes relatives au maintien ou à la suspension automatiques d’un permis de conduire en fonction d’un système de points de démérite attribués à différents comportements pouvant varier selon l’évolution des statistiques sur la sécurité routière.
Ou encore, à l’établissement automatique des franchises à payer pour l’assurance médicaments publique qui, comme la liste des médicaments couverts, peuvent être modifiés à loisir. Par exemple, ajuster par groupes démographiques (enfants, adultes, 65 ans et plus, prestataires de divers programmes de sécurité du revenu) en fonction, notamment, d’objectifs de santé publique déterminer à l’aide de bilan de santé globale des populations.
L’aptitude à débattre le foisonnement de prescriptions légales de ce type repose donc de plus en plus sur la capacité à accéder, traiter, vulgariser et comprendre quantités de statistiques et autres informations permettant de justifier ou non leur adoption.
Deuxièmement, ces prescriptions légales sont de plus en plus rédigées ou concrétisées par des informaticiens dans une langue incompréhensible au commun des mortels. Le débat de 2002 sur le projet Carte santé Québec à microprocesseur illustre bien l’impasse actuellement provoquée par un projet règlementaire dont l’essentiel des normes se trouve, non pas dans le texte du projet de loi soumis, mais dans le design de multiples dispositifs informatiques interreliés (cartes à microprocesseur, lecteurs de cartes, programmes de gestion de l’accès aux informations de santé ou aux services médicaux, bases de données, etc. – pour plus de détails, lire). Si dans l’État de droit démocratique nul ne peut ignorer la loi (et encore moins lorsqu’elle est mise en œuvre par des automates) et si l’obligation de subir implique le droit de savoir et d’avoir son mot à dire, on ne peut pas laisser ces nouvelles normes être rédigées dans un langage que seuls des machines ou des initiés peuvent lire.
Si on n’y prend pas garde, nous risquons de voir se creuser un déficit démocratique ainsi que vivre des dysfonctionnements fâcheux à plus ou moins grande échelle et des bris de confiance dans les rapports entre citoyens, Administration publique et État.
Pour paraphraser la formule de Claude Julien, ex-rédacteur en chef du Monde diplomatique, à ces maux de la démocratie et de la société de l’information, il y a un remède : encore plus de démocratie, et encore plus de capacité à manier des informations.
Concrètement, cela implique notamment de :
- apprendre collectivement à techniciser (ou informatiser) quelque peu le contenu de nos débats démocratiques et, inversement, à politiser une part processus de conception technique des dispositifs destinés à soutenir les interventions et services de l’État ;
- enseigner aux concepteurs informatiques à rédiger les normes informatisées dans un langage compréhensible et, réciproquement, enseigner aux citoyens et à leurs représentants à les lire et les discuter ; et
- assurer aux citoyens, non seulement l’accès à un maximum d’informations, mais également leur capacité à les traiter, comprendre et communiquer.
Ces devoirs démocratiques s’adressent autant à l’État, aux organisations publiques et privées qu’aux citoyens et constituantes de la société civile. Aujourd’hui, leur réalisation apparait particulièrement urgente dans le secteur de la santé et des services sociaux en cours d’informatisation.
Ces défis requièrent autant une adaptation de nos institutions démocratiques (incluant probablement la documentation à produire pour un projet de loi ou de règlement informatisé, l’établissement d’un bureau d’expertise-conseil au service des parlementaires et des citoyens) que le développement et la démocratisation d’une certaine culture informatique de base incluant autant des éléments de sciences de l’information (qu’est-ce que l’écriture, l’information), d’anthropologie sociale (quelles relations s’établissent entre les acteurs à travers le maniement d’objets informationnels) que de sociologie politique (comment l’information et l’informatique sont à la fois objets, enjeux et armes de conflits et comment ces derniers peuvent être résolus).
C’est à de telles conditions que la démocratie survivra, et même se développera plus avant, avec l’informatisation de l’État.
Nous offrons une discussion plus détaillée :
- sur ces défis et réponses dans Par delà de la vie privée, la maîtrise des citoyens sur leurs vies informatisées : Contribution à la Journée d’études sur les nouvelles technologies et l’éducation des adultes, organisée par le comité de travail Nouvelles technologies et éducation des adultes de l’Institut canadien d’éducation des adultes (ICEA), Montréal, 8 avril 2003 ;
- sur le rôle de l’informatisation dans la transformation du droit et des relations personnelles médiatisées par l’information : « L’informatique ordinatrice du droit et du procès d’information relatif aux personnes », Revue Technologies de l’information et Société, (1989) 1 : 35.
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